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terrorisme

  • "Nous sommes Charlie", mais après ?

    Une émotion d'une intensité, sans doute supérieure à celle qui suivit le 11 septembre 2001, a saisi notre pays après l'attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo, en ce funeste 7 janvier 2015. Bien entendu, l'ampleur du massacre (au moins 12 morts), la personnalité des
    victimes (le haut du panier du dessin de presse, notamment Cabu et Wolinski) et la sauvagerie de ce meurtre de masse expliquent l'ampleur du traumatisme national. Mais cela va au-delà : il y a dans cette réaction massive et (relativement) unanime une interrogation profonde sur l'avenir du vivre-ensemble en France.

    Certains se rassureront, à bon compte, en soulignant la mobilisation citoyenne très large et transcendant tous les clivages qui s'exprime depuis ce mercredi. A court terme, il est, en effet, probable que la digue républicaine va tenir. Malgré les provocations de quelques histrions venus essentiellement de l'extrême droite, la quasi totalité des responsables politiques tient le cap de l'unité nationale. Pour l'instant, tout le monde "se tient". Cela durera-t-il ?

    Ce à quoi nous avons assisté hier place notre République dans une situation inédite : ceux qui ont, semble-t-il, commis ces actes d'une barbarie innommable, ne sont pas des Palestiniens, des Iraniens, des Algériens, venus poser des bombes sur notre sol, souvent pour faire pression par rapport à des conflits régionaux (ce fut le cas dans les années 80 et 90, notamment). Comme avec Mohammed Merah voici presque deux ans, les meurtriers des "libres-penseurs" de Charlie Hebdo ont grandi sur le sol national, ont fréquenté les écoles de la République, sont des citoyens français. La haine qu'ils retournent contre les "institutions" de notre République doit nous interroger sur ce qui s'est passé depuis une vingtaine d'années. Qu'est ce qui a été raté ? Pourquoi, non seulement n'ont-ils pas cru à la promesse d'un avenir possible dans notre pays, mais ont-ils construit leur personnalité d'adulte (ou d'adolescent) dans l'espoir de détruire ce qui fait notre socle commun ?

    Il ne s'agit pas de disculper les assassins : rien ne peut justifier de tels crimes. La responsabilité de ceux qui tuent et de ceux qui arment les soldats de la haine est totale. Pour autant, on doit s'interroger sur les sources de cette détestation de ce que nous sommes. Comme beaucoup l'ont souligné, les tueurs sont, souvent depuis longtemps, sous influence d'organisations terroristes internationales. Ils ont subi un véritable endoctrinement, "bénéficié" parfois d'un entraînement militaire. Ils sont persuadés d'être en mission contre les "mécréants" et le martyre dont ils rêvent doit leur donner les clés d'un paradis - dont aucun croyant ne voudrait. 

    Mais pourquoi ces organisations criminelles ont-elles pu acquérir une telle emprise sur ces apprentis terroristes ? Pourquoi ces derniers se sont-ils détournés de la promesse républicaine, non pas pour se réfugier dans une marginalité ou dans la construction d'une contre-société, mais pour détruire les fondements de notre société ? La question ne peut être esquivée - sous prétexte d'actes barbares qui seraient hors de portée de notre humanité - car à la refuser, nous risquons de voir le scénario du nihilisme terroriste se rejouer très souvent.

    Quel projet collectif proposons-nous aux nouvelles générations ? Quel espoir de progrès peuvent-elles nourrir pour elles et leurs (futurs) enfants ? Qu'est-ce qui peut faire rêver aujourd'hui ? C'est à ces questions que chacun est tenu de répondre, à commencer par ceux qui aspirent à prendre les rênes du pays.

    Car il faut bien le reconnaître: le "spectacle" auquel nous assistons mois après mois est peu ragoutant : de plus en plus d'exclus du travail ou condamnés à des emplois sans intérêt et mal payés ;  des inégalités sociales - et surtout culturelles - de plus en plus profondes ; une éducation nationale qui privilégie essentiellement la dimension abstraite des connaissances et développe les valeurs de compétition individuelle ("chacun contre chacun") ; une élite érigée en caste qui jamais ne se remet en cause et qui ne connaît pas la crise - avec la complicité des gouvernants qui viennent des mêmes grandes écoles ; des scandales politico-financiers en veux-tu-en-voilà ; une classe politique monocolore, souvent "hors-sol" (combien ont connu le chômage, les fins de mois difficiles et la difficulté à se loger ?) et inefficace. Edgar Morin a résumé justement la situation dans un tweet : "La folie meurtrière gagne du terrain en même temps que la déraison intellectuelle et l'impuissance politique." 

    Par-delà la nécessaire unité nationale pour adresser un message clair aux artisans de l'apocalypse, c'est un autre chantier qu'il faut ouvrir avec toutes les bonnes volontés dans les associations, l'économie sociale et solidaire, les mouvements de jeunes et de vieux, les créateurs d'entreprise, les "veilleurs d'humanité". Avec une boussole : comment refonder en profondeur notre République ? Quelles priorités ? Quelles réformes ?

    Une fois que l'on aura défini des objectifs ambitieux et atteignables, il nous faudra réfléchir à notre cadre institutionnel. Comment ne pas voir que notre Ve République construite par et pour un seul homme (et quel homme : de Gaulle) n'est plus adaptée aux exigences d'une démocratie plus horizontale et moins personnalisée ? Comment penser ouvrir et réussir des chantiers d'ampleur quand l'exécutif et le législatif sont élus pour cinq ans (en fait quatre car la dernière année est consacrée à se faire réélire) ?

    Si l'après "Nous sommes Charlie" débouche sur une véritable prise de conscience générale et un désir de changement, le "martyre des 12" n'aura pas été vain. Sinon, je crains bien que notre pays soit promis à un avenir sombre. Le choix est simple : le sursaut général ou les larmes !