Ce 7 août, la Côte d'Ivoire sort ses habits de fête pour célébrer le cinquantenaire de son indépendance. Mais la fête aura un goût bien amer. Pas simplement parce que les milliards (de francs CFA) investis pour l'occasion auraient pu utilement servir à panser les plaies, comme le dénonce l'opposition, mais surtout parce que le brouillard continue de régner sur ce pays qui s'est longtemps voulu le phare de l'Afrique de l'Ouest.
Partout où l'on porte son regard, on ne voit que dégradation de la situation et incertitude pour l'avenir. La vie au quotidien est devenue insupportable pour la grande majorité de la population. Routes défoncées avec de véritables cratères (« c'est Bagdad ici », ironisent les jeunes); contrôles policiers incessants qui ressemblent bien souvent à du racket; coupures incessantes d'eau et d'électricité; prix des denrées alimentaires démentiel (le kilo d'oignons coûtant l'équivalent d'un euro, les trois bananes à 1,50 euro, etc.); soins hospitaliers conditionnés aux ressources du patient (les récits sont légion sur les malades décédés faute d'argent); cours non assurés pendant des semaines dans les universités; jeunes diplômés sans emploi réduits à vendre des recharges de portables ou à trouver des combines plus ou moins légales... le tableau ivoirien est guère propice à l'euphorie des célébrations.
Si on regarde du côté de la classe politique, on ne risque pas d'être consolé. Depuis la mort de Félix Houphouët Boigny en 1993, le paysage est monopolisé par trois personnages indéracinables qui se vouent une haine tenace. D'un côté, Henri Konan Bédié (au centre sur la photo), dauphin officiel du « Vieux » - nom donné au premier Président – qui lui a succédé avant d'être chassé du pouvoir par un coup d'Etat conduit par le général Gueï. De l'autre, Alassane Dramane Ouattara, dit « Ado » (à gauche), le dernier Premier ministre du « Vieux », empêché de se présenter aux divers scrutins présidentiels (1995 et 2000) par un artifice douteux (sa nationalité ivoirienne lui fut contestée après des tripatouillages juridiques). Au centre – si on peut dire – Laurent Gbagbo, l'opposant historique à Houphouët devenu président de la République en 2000 suite à un scrutin pour le moins confus. Aucun de ces trois prétendants n'est en capacité de créer le consensus autour de lui – ou du moins de dégager une large majorité -, mais aucune autre alternative, qui ne serait pas prisonnière de l'ère Houphouët et proposerait une redistribution des cartes, ne peut se dégager dans un tel contexte.
Le premier, Bédié, est vieillissant (76 ans), doté d'un charisme médiocre, et n'a pas un très bon bilan à défendre. Pendant ces six années de présidence, il s'est plus acharné à barrer la route à Ado qu'à prendre les mesures adéquates pour faire face aux conséquences de la dégringolade des cours du cacao à l'oeuvre depuis le début des années 80. Surtout, il est le propagateur des théories de « l'ivoirité » dont les effets délétères continuent à polluer le débat politique. Dans un pays marqué depuis longtemps par une forte immigration – notamment burkinabé -, il s'agissait de distinguer parmi les habitants ceux qui étaient ivoirien de souche de ceux qui ne l'étaient pas. Les « étrangers » se sont vu retirer brutalement le droit de vote que leur avait accordé, dans un souci d'unité du pays, le « Vieux ». Distinguer habitants « allogènes » et « exogènes » n'est pas aisé dans un pays où l'état civil est incertain, voire trafiqué, où les frontières des ethnies n'épousent pas toujours celles des Etats et où le concept de Nation est bien flou. C'est notamment cet imbroglio autour de la nationalité ivoirienne qui explique les retards incessants dans l'organisation de l'élection présidentielle – puisque la composition des listes électorales fait l'objet d'incessantes polémiques.
Le second personnage, Ado, a pour lui l'avantage de la compétence (il a travaillé pour le FMI et pour la banque centrale ouest-africaine). Il dispose également d'un parti – le RDR – bien implanté dans tout le pays et dont les cadres sont jugés fiables. Mais plusieurs données, réelles ou supposées, plaident contre lui, notamment au sein de l'élite du Sud. Il est considéré comme le candidat de la France (il est outre marié à une Française, à une « Blanche »), ce qui, en ces temps de dénonciation désordonnée de la « Françafrique », est un vrai handicap. Il est surtout suspecté d'avoir de la sympathie, voire d'avoir encouragé, la rébellion venue du Nord qui en 2002 manqua de renverser le pouvoir Gbagbo et s'installa durablement dans la moitié septentrionale du pays. C'est en outre un musulman, ce qui est mal accepté dans le Sud chrétien où fleurissent les nouvelles Eglises évangéliques – auxquelles adhèrent le couple Gbagbo) au discours parfois agressif envers les musulmans
Le troisième personnage, l'actuel Président de la République, a, pour lui, divers atouts liés à sa fonction: la maîtrise de la force publique, le contrôle presque caricatural de la télévision publique, un relais important du côté de la fédération des étudiants sous la tutelle des « patriotes » (ces groupes de jeunes ultra-nationalistes qui se sont illustrés dans des destructions de biens français au cours des années 2000). Mais Laurent Gbagbo a contre lui un bilan très maigre. Face aux difficultés, les soutiens du FPI (le parti présidentiel) invoquent la guerre depuis 2002 qui aurait empêché le Président étiqueté socialiste de mener à bien son programme, notamment en matière d'éducation et de santé. C'est sans doute vrai, mais cela ne peut expliquer les soupçons avérés d'enrichissement des « refondateurs » - nom donné aux fidèles de Gbagbo -, les accusations de clientélisme qui ont donné lieu tout récemment à une vive polémique entre le président de l'Assemblée nationale et le ministre de l'Intérieur, tous deux FPI. La guerre ne peut expliquer également les attaques de la justice contre la presse qui révèle régulièrement des scandales impliquant des proches de Gbagbo. En juillet, trois journalistes ont passé une quinzaine de jours derrière les barreaux pour avoir publié un rapport compromettant sur la filière cacao. De nombreux Ivoiriens, notamment intellectuels, avouent franchement leur déception vis-à-vis d'un homme, pour lequel ils avaient voté et manifesté. L'actuel Président est régulièrement critiqué pour son incompétence, son clanisme (en faveur des Bétés, son ethnie d'origine très minoritaire dans le pays), son indifférence à la souffrance du peuple, voire pour ses dérapages racistes. En effet, et ce n'est pas le moindre des points noirs du bilan Gbagbo, celui-ci, après s'être élevé contre le concept d'ivoirité, l'a plus ou moins repris à son compte. Au cours des années noires 2002-2003, il n'a pas montré une grande indignation devant les agissements des escadrons de la mort qui, à Abidjan notamment, ont fait la chasse aux Dioulas (les musulmans du Nord) suspectés de soutenir la rébellion. Pour un ami des socialistes français Emmanuelli ou Lang, par exemple, ce genre de comportement est un peu embêtant... Alors un second mandat de Gbagbo, pour quel projet? Certains observateurs notent que les obstacles à répétition mis par le pouvoir pour organiser ces élections viennent de l'incapacité du FPI à proposer un dessein à un peuple ivoirien qui n'y croit plus beaucoup.
Par-delà les petits jeux de pouvoir, c'est sans doute cela qui est le plus inquiétant. La population ne croit plus à un destin collectif. Chacun essaye de tirer son épingle du jeu en rêvant à une émigration vers l'Europe et en usant du système D, quitte à voler ou à se prostituer. Les élites accusent tour à tour le néocolonialisme français, les intérêts libanais, la rébellion, telle ou telle ethnie, la corruption des autres, sans jamais se remettre en cause. Comme le soulignait, dans son éditorial, le quotidien L'expression (2 août), « en cinquante ans d'existence, ce serait triste et irresponsable de rejeter uniquement sur les autres le naufrage et les ratés de notre pays ». Le cinquantenaire peut-il être l'occasion de démarrer cette introspection? On aimerait y croire...
Commentaires
Une bien juste peinture de la triste réalité ivoirienne.