« L'anomalie démocratique » dénoncée naguère par Lionel Jospin, le Sénat, a accouché d'une majorité de gauche, ce qui ne s'était jamais vu depuis l'avènement de la Ve République. Voilà un sacré pied de nez aux certitudes bien installées dans les têtes qui renvoient au fond à une vision archaïque des territoires, pour ne pas dire de la « province ». Les élus municipaux qui constituent la grande majorité du corps électoral (donnée qui était à la base de la remarque cinglante de Jospin) étaient considérés comme d'indécrottables conservateurs, acquis forcément à la droite.
Et bien voilà que ces « apolitiques » ou plutôt sans étiquette ont très souvent préféré des candidats étiquetés de gauche à ceux de la majorité. Car, contrairement à ce qu'ont pu dire les uns et les autres, ce ne sont pas les conquêtes dans les grandes villes en 2008 ou les nouveaux sièges dans les conseils généraux en 2011 qui expliquent la victoire assez nette de la gauche (environ 25 sièges supplémentaires quand les pronostics les plus optimistes leur en donnaient une dizaine). Ces quelques milliers de grands électeurs supplémentaires, clairement identifiés à gauche, n'auraient jamais suffi à faire basculer la Haute-Assemblée. Il a fallu le renfort de ces élus de la France profonde qui se positionnent davantage sur le fond des dossiers – et la réalité de leurs problèmes – que sur des considérations politiciennes. Qu'on le veuille ou non, ces élus de terrain sont le pouls de notre pays. Et disons le clairement, le pouls est mauvais.
Par-delà les effets conjoncturels (la division à droite et les candidatures dissidentes), ce scrutin catastrophique pour la défunte majorité traduit, en effet, un malaise profond des territoires. Ceux-ci ont le sentiment d'être complètement abandonnés par le pouvoir central qui a abandonné son rôle d'aménagement – ou de rééquilibrage - du territoire (à travers la fermeture des services publics, notamment des écoles) et en plus d'être malmenés par les préfets qui redécoupent à la hache la carte des intercommunalités. Il suffit de regarder à la loupe quelques départements pour se rendre compte de la lame de fond. Par exemple, dans le Morbihan, seul département breton à avoir un conseil général à majorité de droite, les trois sénateurs élus au scrutin uninominal sont de gauche (un PS, un PS et un Europe écologie). Sans doute, le contexte local explique-t-il pour partie cette bérézina, mais tout de même, comment ne pas y voir une formidable inquiétude de cette terre agricole et maritime ? Des constats voisins pourraient être faits à partir de la mésaventure qui est arrivée à Maurice Leroy, ministre de la Ville, non élu dans son fief du Loir-et-Cher, battu par un élu socialiste.
Que va-t-il se passer maintenant ? Sauf coup de théâtre dramatique pour la démocratie (puisque cela serait la suite de combines et de débauchages individuels), Jean-Pierre Bel l'Ariégeois socialiste devrait remplacer le Francilien néo-gaulliste Gérard Larcher. Une majorité rose-rouge-verte devrait succéder à une alliance UMP - Union centriste. Cela va considérablement compliquer le travail de l'actuel exécutif pour faire passer ces dernières réformes. Le blocage du Sénat, s'il n'est pas irrévocable (puisque l'Assemblée a le dernier mot), va exacerber les tensions au sein de la majorité présidentielle.
Les éléments les moins godillots vont redire ce qui s'était murmuré au sortir de la débâcle aux régionales : et si Nicolas Sarkozy était le candidat qui fait perdre son camp? Bien entendu, aucun élu UMP de premier plan ne va demander officiellement au Président de la république de s'effacer. Mais dans les têtes, à droite, l'idée que Nicolas Sarkozy est une damnation électorale va progresser. Même le Sénat, il l'a « donné » à la Gauche, vont se dire les électeurs traditionnels de la droite. Dans un contexte économique très tendu, alors que de nouvelles coupes budgétaires sont attendues, ce doute profond sur la baraka électorale du champion de 2007 ne peut que renforcer la candidature Le Pen (plus que celle de Jean-Louis Borloo qui a du mal à décoller). Un 21 avril à l'envers n'est absolument pas à exclure avec une élimination du candidat UMP.
La désespérance des territoires qui a tant bénéficié à la gauche ce 25 septembre pourrait bénéficier à la candidate décliniste (puisqu'en dénonçant le déclin français, Marine Le Pen ne fait que l'alimenter). A la gauche, maintenant qu'elle contrôle une assemblée, de faire la preuve qu'un changement, raisonnable mais significatif, est possible. A la droite de montrer qu'elle peut, cette fois-ci, faire ce qu'elle dit et ne plus faire rimer liberté économique avec accroissement des inégalités. La débâcle sénatoriale devrait l'inviter à cet examen de conscience.